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Concours Jadis et Demain 2013

Cette année, la Journée mondiale de l'hémophilie, le 17 avril 2013, avait pour thème la Recherche. La Recherche a permis, au fil des années, une amélioration constante de l'efficacité et de la sécurité des traitements, bouleversant ainsi le quotidien des hémophiles. Ceux de jadis ne vivaient pas de la même manière que ceux de demain ! C'était donc l'occasion pour nous de vous proposer ce concours de nouvelles "Jadis et demain". L'heure est venue d'annoncer le palmarès.
Tout d'abord, merci à tous les participants ! La variété de vos textes, de leurs façons d'aborder le saignement, le dialogue entre générations, les liens de sang entre les protagonistes, nous a beaucoup plu. Voici les lauréats :
1. L'Impudent, le Héros et l'Hémophile, par Benoît Goniak
2. La Défaite, par Alexandre Santos
3. Astre bleu, par Eve Bonfanti

Nous saluons la nouvelle victorieuse, L'Impudent, le Héros et l'Hémophile, un conte imagé et bien conduit qui nous dit qu'être différent peut être une force, que l'on tire enseignement de la douleur. La maladie n'y est pas un mérite, elle est un élément de la vie avec lequel on peut composer pour se dépasser. Un beau message pour les hémophiles.

La seconde nouvelle, La Défaite, porte également un message très fort : il y a des choses pour lesquelles il vaut le coup de se battre. Mais l'important, ce n'est pas la victoire, ce n'est pas d'écraser l'autre. C'est de trouver sa voie, de trouver l'équilibre entre ce que l'on veut faire et ce que l'on peut faire.

La troisième nouvelle, Astre bleu, a davantage partagé le jury, notamment par son approche abstraite. La thématique de l'hémophilie, en apparence absente, est présente insidieusement à travers les thèmes du corps brisé, de l'épanchement, des veines, du malade qui veut exister. C'est finalement elle qui berce le récit, simple et fouillé, cohérent et fantastique. Exprime tout simplement le droit, pour chacun, d'exister et de marquer le monde.

Venez en discuter sur Facebook et rejoindre le groupe de la Commission, si ce n'est déjà fait !
Encore félicitations à tous !

Marion Berthon, Directrice générale de l'Association Française des Hémophiles
Nadège et Dorothée, co-responsables de la Commission Jeunes Adultes.
Le 15 mai 2013

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L'Impudent, le Héros et l'Hémophile par Benoît Goniak

Au cœur même des montagnes vivait un maître d’armes sans égal. Mille poèmes relataient chacune de ses victoires, mille chansons glorifiaient sa maîtrise de l’épée. Batila était une légende, mais il n’en avait jamais tiré la moindre arrogance. Alors qu’il aurait pu vivre dans un palais, il s’était installé dans une vallée isolée et y avait construit une humble maison en bois.
Batila traversait son centième hiver lorsqu’il sentit qu’il rejoindrait bientôt ses ancêtres. Allongé sur son lit de paille, il posa les yeux sur Joyeuse, sa majestueuse épée ; celle-ci était désormais fixée au mur, soigneusement rangée dans son fourreau. Batila, l’illustre guerrier, s’aperçut qu’il ne serait pas juste d’abandonner sa fidèle lame après sa mort.
Le vieil homme se redressa et, chancelant, gagna le village le plus proche. De là, il engagea des messagers pour qu’ils retrouvent ses fils. L’âme soulagée et le cœur léger, Batila regagna sa cabane et s’allongea sur son lit, méditant sur la manière dont il allait départager ses trois fils.

***

Moins d’une semaine s’était écoulée lorsqu’un somptueux carrosse tiré par huit grands chevaux s’immobilisa devant le cabanon. Le cocher ouvrit la porte du véhicule et aida son maître à en descendre. Eldonrion, fils aîné du grand Batila, était richement vêtu : de ses bottes à sa coiffe, le moindre de ses vêtements était cousu dans les tissus les plus chers, brodé de fils d’or, serti de pierres précieuses. Son visage était élégamment maquillé, ses longs cheveux noirs étaient soigneusement coiffés.
Eldonrion aimait étaler sa fortune.

— Père ? appela-t-il sèchement. Père, je suis ici !

Après quelques instants de silence, Eldonrion se mit prudemment en marche. Ses chausses de cuir s’enfonçaient profondément dans la boue glaciale de la forêt. Le visage du jeune homme s’assombrit à mesure qu’il approchait de la cabane. L’expérience ne le transportait pas de bonheur.
Arrivé sur le pas de la maisonnette, Eldonrion inspira profondément pour se calmer et poussa la porte branlante. À aucun moment il ne vit le seau en équilibre au-dessus de sa tête. Celui-ci bascula alors que l’homme franchissait le seuil. Eldonrion, inondé d’eau glacée, hurla et bondit en arrière. Il se prit les pieds dans ses longs vêtements et s’étala de tout son long dans la boue. Le jeune homme se releva aussi vite qu’il le put, en proie à la panique. Le souffle court, trempé jusqu’aux os, il s’aperçut que son père se trouvait à quelques pas de lui.

— Tu as encore beaucoup à apprendre, mon garçon.

Sans un mot de plus, Batila ramassa le seau, retourna dans le cabanon et ferma la porte derrière lui.

***

Au crépuscule suivant, un cavalier solitaire apparut. Batila reconnut aussitôt son deuxième fils, Auvican. Celui-ci mit pied à terre et, la démarche sûre, se dirigea vers la petite maison.
Batila sentit sa poitrine se gonfler d’orgueil. Auvican avait hérité de l’instinct, de la grâce et de l’équilibre de son père ; ces trois qualités avaient fait de lui un puissant guerrier.
Auvican parvint devant la porte et la poussa sans hésiter. Le guerrier sentit davantage qu’il ne vit le seau tomber. Il plongea en avant, se réceptionna d’une roulade féline. Dans le même mouvement, il dégaina deux couteaux de lancer de sa tunique et les lança à l’aveugle. Les lames suivirent une trajectoire parfaite, fendirent les airs et découpèrent le seau en plein vol.
L’eau éclaboussa le plancher poussiéreux. Auvican n’en reçut pas la moindre goutte.
Le jeune guerrier se tourna vers son père. Il abaissa la tête en signe de respect.

— Bonjour, Père.

— Bonjour, Auvican.

— Je suis désolé d’avoir échoué. Je vais vous aider à nettoyer.

— Ne sois pas désolé, mon fils. Tu m’as impressionné.

Une étincelle de fierté passa dans les yeux du jeune guerrier, rapidement éteinte par son humilité naturelle.
Auvican aida son père à éponger le sol et passa la nuit en sa compagnie. Le lendemain, il quitta le cabanon.

***

Jerestin atteignit le cabanon deux mois plus tard. A raison de deux heures par jour, il avait parcouru près de cinq cent kilomètres. Malgré la distance, il avait été contraint de voyager à pied : chevaucher provoquait chez lui de sourdes douleurs dans le dos, les fesses et les cuisses. Sa peau se couvrait d’hématomes et ses articulations allaient jusqu’à se bloquer complètement.
Très jeune, sa mère lui avait avoué que la maladie venait d’elle. Elle lui avait expliqué que, pour vivre confortablement, il devrait éviter les combats et les sports violents. Jerestin avait ainsi été condamné à une existence paisible : nul duel, nulle bataille, nulle destinée héroïque pour le jeune hémophile. Au lieu de cela, il avait appris à rester calme lorsqu’il se blessait ou, plus rarement, lorsqu’un saignement débutait sans raison apparente.
Appuyé sur son bâton, Jerestin s’arrêta sur le seuil de la maison et respira profondément. Il allait pousser la porte lorsqu’il s’interrompit, hésitant. Elle était entrouverte. Jerestin réfléchit un instant, puis un large sourire illumina son visage. Son père avait toujours aimé mettre ses fils à l’épreuve.
Le jeune homme fit passer son bâton de marche par l’entrebâillement et, lentement, le fit remonter du sol au plafond. Sur la tranche supérieure de la porte, il heurta un objet. Jerestin se mit sur la pointe des pieds, retira le seau de son équilibre précaire et pénétra dans la cabane.
Batila était allongé sur un lit étroit, son épée dans les mains. Jerestin s’approcha, le cœur serré. Son père respirait difficilement. Il ouvrit les yeux lorsque son fils s’agenouilla à ses côtés.

— Bienvenue, Jerestin, murmura-t-il dans un souffle. As-tu fait bon voyage ?

— Bonjour, Père. La route a été agréable. Je n’ai pas souffert.

— C’est une bonne chose. Je suis ravi que tu sois entré sans embûche. Sais-tu pourquoi tu es ici ?

— Le message m’a dit que vous ne souhaitiez pas que votre épée reste ici après votre mort.

— Parfait. Prends-la, mon fils. Elle est à toi.

Jerestin parut sincèrement surpris.

— A moi ? Donnez-le à Auvican, il a le courage d’un lion !

— Ton frère ne connait pas le courage, Jerestin, puisqu’il ne connait pas la peur. Tu mérites mon héritage bien davantage que tes frères. Tu as peur de la moindre chute, de la moindre blessure, mais cela ne t’a jamais empêché de faire ce qui est juste. Là réside le vrai courage. Tu ne t’es jamais apitoyé sur ta différence ; mieux que cela, tu l’as cultivée pour en faire ta plus grande force. Tu as enduré les railleries et les provocations des hommes, ainsi que l’inquiétude et la pitié des femmes. A bien des égards, tu es un héros, Jerestin. Jadis, on te disait faible ; je veux que demain, tout le monde sache que je te considérais comme mon digne héritier.

Sous le regard embué de son fils, le vieil homme ferma les yeux. Il ne les rouvrit jamais.

De retour chez lui, Jerestin accrocha Joyeuse à son propre mur.

Encore aujourd’hui, lorsqu’il la regarde, il oublie ses faiblesses et devient ce qu’il a toujours été : un homme ordinaire, différent, héroïque.

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La Défaite par Alexandre Santos

S’il y a quelque chose de fondamentalement incompatible avec l’enfance, ce doit être la maladie. Je ne parle pas d’un mal passager, du simple, si je puis dire, trouble physique qui cloue au lit le garnement d’ordinaire intrépide. De toute évidence, il faut de ces maux-là, qui courent, pas bien sérieux, et vont finalement dans le sens de la vie. Non, ce qui ne peut aller de pair avec l’enfance, c’est la maladie innée, inscrite dans les gènes, insurmontable, invisible. Elle n’est pas forcément dangereuse, encore moins mortelle, mais elle peut, selon les circonstances, faire office de véritable fossoyeuse, dans une nonchalante asphyxie des songes enfantins.

Il est probable que Louis pensait à quelque chose de la sorte ou à un tout autre sujet dans le bus qui le menait au combat. Il avait une sœur, Jeanne, qui s’était hissée en finale d’un illustre championnat de boxe. Une jeune femme dont on décela les aptitudes sportives très jeune et le talent de boxeuse dans la prime adolescence. Pour tout dire elle ne fût entraînée qu'avec des garçons et en avait acquis une absence complète de peur doublée d'une heureuse brutalité qui faisait la différence.
Louis espérait qu’il pourrait saluer Jeanne avant le combat. C’était sans compter sur la tendance séculaire des bus de villes à toujours traînasser, qui le mit en retard, et fit naître l’idée qu’il prendrait le métro, la prochaine fois, quitte à marcher plus. Du reste malgré la lenteur, il pût arriver à l’heure escomptée. Étrangement il pût entrer sans présenter le moindre justificatif. Personne ne surveillait l’entrée aux vestiaires. Cela l’inquiéta un tantinet : il eût peine à accepter qu’on pouvait si facilement accéder à un lieu fait pour que sa sœur s’y dévêtisse. Lorsqu’il entra, le silence était parfait. Jeanne était allongée, les yeux clos. Elle tenait ses gants contre sa poitrine. Tant concentrée qu’elle ne remarqua pas l’entrée de son frère. Ce dernier en fût assez impressionné et n’osa la sortir de cet état. Un gris souvenir d’un mercredi après-midi en profita alors pour se rappeler à lui. Il avait oublié la date mais le jour non, comme c’est souvent le cas, tandis que le contraire serait plus pratique.

Louis devait avoir onze ans. Il était, et l’est toujours d’ailleurs, atteint d’un mal pas spécialement connu, du nom d’un médecin hollandais, qui l’interdit, entre autres, rigoureusement de se risquer à prendre des coups. Cela ne l'empêcha pas, et l'on peut penser que cela l'encouragea même, à nourrir une passion déraisonnée pour la boxe. Il en eût toujours une image de sport héroïque, tragique, dans sa solitude, sa violence, son jusqu'au-boutisme. Pour lui, la boxe était le seul sport où il était beau de perdre. Ne pouvant tout à fait se résoudre à délaisser l'univers du ring, sur lequel il avait soit dit en passant acquis des connaissances inouïes, il se mit dans la tête qu'il trouverait bien un entraîneur qui voudrait se charger de le former, lui ferait suivre le programme d'entraînement d'un boxeur, le traiterait comme tel, avec une intransigeance, une abnégation semblables, sans le proposer à la compétition ou à quelconque combat. Il aurait acquis ainsi, faute de mieux, l'esprit et le corps, au moins si ce n'est leurs enjeux et leurs gloires, des combattants qui peuplaient ses rêves.
On rit un peu de cette idée, jugée saugrenue, et ses premières demandes se soldèrent par des refus surpris. Un de ses professeurs de collège, néanmoins, de pitié ou d'affection pour lui, jugea bon de le présenter à un de ses amis, gérant d'une salle de boxe et maître de plusieurs jeunes poulains, qui accepta de le prendre sous son aile, à l'étonnement de beaucoup et sans que lui_même ne sache vraiment pourquoi non plus. Le premier entraînement fut donc fixé un mercredi matin. Louis s'y rendit avec une excitation si palpable qu'elle devait être insupportable pour quiconque croisait son chemin ou lui adressait la parole. En franchissant la porte de la salle, il eût, pour la première fois de son existence neuve, le sentiment qu'il allait pouvoir vivre un peu. Lutter, sentir la douleur s'immiscer, ankyloser chacun de ses muscles, souffrir parce qu'il le voulait et non par un coup du sort, au milieu de ces chevaliers aux visages tuméfiés et ruisselants de sueur. Sur ce point, il ne se trompa point : abdominaux, tractions, corde à sauter, sac de frappe, le coach ne lui épargna rien, si bien que la séance de deux heures ne dura qu'une vingtaine de minutes. Une brûlante vague de joie envahit Louis quand l'entraîneur lui donna rendez-vous pour la semaine suivante.
L'après-midi, fort logiquement, il rentra chez lui. Sa mère l'attendait, inquiète, pour ne pas dire sur le qui-vive. Une activité sportive aussi intense l'effrayait. Quoi de plus naturel à une femme qui seule fût au chevet de son fils, quand la maladie était encore méconnue et que les tests s'enchaînaient, sur des mois, avec des succès relatifs, jusqu'à une fois où l'un d'eux provoqua une tachycardie mémorable ? A ses yeux, Louis frôlait la bêtise de s'exposer, de la sorte, à des souffrances inutiles. Le jeune adulte qu'il est de nos jours commence tout juste à le comprendre, après des années de révolte. Une petite révolte, discrète, saupoudrée, par-ci, par-là. Cela dit, au bout du compte, il apprît bien plus à vivre avec ce cher Willebrand qu'il n'a voulu se l'avouer.
Enfin bref Maman l'attendait au tournant. Il parvint malgré tout à la contaminer de son bonheur radieux et elle se prît à sourire, à se laisser guider par ce petit traître d'optimisme. C'est quand Louis rejoignit sa chambre qu'elle remarqua que, depuis son retour, ses mains n'avaient quitté ses poches. Elle l'interpella alors le jeune garçon. Elle vit que ses pognes étaient bien trop rouges, et fit observer qu'il aurait de jolis hématomes dès le lendemain. Louis expliqua que c'était en tapant, bien sûr, sur le sac, et non pas en se livrant au combat tout en sachant que que cela n'y changerait rien. C'en était fini de l'entraînement. Louis s'effondra à cette annonce dont il ne pouvait pourtant être surpris, lui qui, de plus, était en général un enfant solide et peu prompt aux larmes. Celles-ci mirent un certain temps à se tarir et bien qu'elles ne coulèrent plus sur le visage de Louis ensuite, elles ne cessèrent d'alimenter un des fleuves secrets de son âme durant quelques temps encore. Durant les années suivantes, Louis se révéla en tant que peintre. Selon ses propres dires, cela lui semblait une évolution logique car il concevait l'art comme un sport et chaque coup de pinceau comme un mouvement de musculation insurmontable. A ce propos, le soir du gala, la période lui était propice. Les propositions affluaient, sa notoriété et les projets prenaient de l'ampleur, du moins une certaine ampleur. Il y avait peut-être quelque chose à faire là-dedans, pour lui.

Dans le vestiaire, face à cette sœur qui n'avait toujours pas conscience de sa présence, il fut soudain submergé d'une tendresse irrésistible. Il déposa un long baiser sur sa joue, certainement le plus fort qu'il ne lui donna jamais, et lui dit à l'oreille :

« Peu importe si tu perds ».

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Astre bleu par Eve Bonfanti

Je suis mort...?
Il y a une espèce de courant d'air qui me traverse.
Mon corps a été brisé, je le sens...
A côté de moi, arrachés sur le côté, il y a des morceaux de ma surface, détachés de ma structure.
Ce sont des lambeaux de moi-même...
Je me souviens que j'ai dû recevoir un coup de pied et rouler dans une flaque... ensuite plus rien, à nouveau l'obscurité, le vent et tout autour de moi, ce silence empli du brouhaha sourd et menaçant de la ville...
Depuis combien de temps suis-je ainsi, glacé d'oubli sous les attaques brutales d'un ciel hostile ?
Pas un regard ne s'est posé sur moi depuis que je suis tombé.
Personne ne s'inquiète.Les gens passent.
Est-il possible qu'à jamais je sois seul dans le crépuscule de cette rue déserte ?

D'où vient-il?...
Il a dû tomber et quelqu’un a marché dessus, l’a écrasé sans y faire attention, d’une semelle indifférente.
Oserais-je poser la question à ces passants hagards qui passent dans la rue? Pas un sourire ne flotte sur leurs lèvres, pas un éclat dans leur regard, quand ils croisent le mien.
Comment réagiront-ils si je leur adresse la parole et les interroge? Leur indifférence va-t-elle se fissurer si je leur demande :
"Excusez-moi, monsieur, je viens de trouver par terre ce... et je me demande à qui je dois le... ?"
L'homme que j'ai accosté s'est enfui, apeuré. J'avais pourtant posé ma question poliment.
Il est vrai que je viens d'arriver dans la Ville.
Mon air rêveur, mes vêtements négligés, mon accent peut-être, ont dû lui sembler inquiétants.

Il faut dire aussi qu'il pleut et que la rue est noyée d'une brume sinistre.
Les habitants d'ici sont peut-être effrayés par tout ce qui leur semble étranger.
"Je suis désolé de vous déranger, Madame, j'ai ramassé ce..., quelqu’un a dû le perdre, savez-vous où je pourrais le..."
La dame a réagi avec violence.
"Vous vous foutez de moi? C'est un bic cassé! Jetez-le à la poubelle!"
Mon intérêt pour ce - comment avait-elle dit ?- "bic cassé" trouvé par terre lui a paru ridicule, déplacé, voire de mauvais goût.
Alors, comme un groupe se déplace dans ma direction, je m’approche d’eux...
"Il faut être crétin pour déranger les gens à cette heure-ci avec des questions pareilles ? C'est un bic, un simple stylo à bille ! Vous voyez bien qu’il est fichu !"
Ils ont l'air contrariés par cet incident de parcours sur leur route et ils s’éloignent, d’un pas pressé, obnubilés par les tourments du temps. On m'avait prévenu que les gens de la Ville n'étaient pas commodes.
Dans le fond, ils ont peut-être raison. Moi non plus, je ne sais pas pourquoi je l'ai ramassé. Un instinct, un réflexe, une curiosité inconsciente ont dû me pousser à me pencher vers ce frêle bâton de plastique à la forme aérodynamique, échoué dans le caniveau crasseux de cette rue froide et sans amour.
Je reste là, debout, remué par son corps meurtri.
Il ressemble à une fusée miniature qui aurait raté son atterrissage sur un des trottoirs de la Ville.
Ainsi, la voilà la fameuse petite plume en plastique avec laquelle les gens d’ici écrivent. Il aura fallu que je descende de mes lointaines montagnes pour faire sa connaissance, moi, qui calligraphie avec de l’encre et des plumes d’oiseaux, qui dessine avec de la mine de charbon.

L’étrange créature m’a ramassé avec précaution, a rassemblé mes débris, m’a déposé sur sa paume.
La chaleur de son souffle me ranime...
Non... je ne suis pas mort...

Il est là, il repose sur la paume de ma main comme sur sa dernière page. Entre deux lignes, ma ligne de vie et ma ligne d'amour...
Je ne peux m'empêcher d'imaginer que la chaleur de ma peau lui apporte le réconfort dont il a besoin, que la proximité de mes doigts le rassure et je demeure ainsi, sans bouger, comme si j'attendais les premiers secours pour ce blessé incongru.
Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai du mal à accepter l'idée qu'il soit "fichu", comme les autres le prétendent... je me surprends à penser qu’il est peut-être juste commotionné par le choc, ankylosé par le froid qui règne ici.
Il faut dire qu’il est dans un sale état, il a le haut du corps déchiqueté et j’ai l’impression qu’il a perdu pas mal d'encre... L'hémorragie s’est répandue en un lac sombre qui noie d'opaque la transparence de son enveloppe.
Au travers de la membrane fracturée, je peux encore apercevoir la veine laiteuse qui acheminait l'encre noire vers la tête.
C’est curieux, mais à force de m’abîmer dans sa contemplation, je commence à éprouver l’étrange sensation que c'est lui qui m'ausculte et me sonde, lui, ce pauvre objet dont j'ai la folie de penser qu'il est un être vivant, palpitant d'émois et de sentiments, comme moi.
Sa bille bleue m'épie d'un oeil fixe, coincée dans son orbite...
Avez-vous déjà regardé avec attention la bille d'un bic ?
Quant elle tourne sur elle-même, on dirait une minuscule planète. Un astre bleu.
Quel voyage sidéral ce stylet cosmique a-t-il effectué pour arriver jusqu'à moi ?
Je l'observe de si près que j'ai la sensation que mes yeux deviennent des télescopes qui s’approche de lui sans retenue.
Quel étrange paysage m'apparaît sur ce globe de fer...
Les taches éparses d'encre dessinent des lacs et des mers sur la sphère métallique. Qui sait si dans les profondeurs de ces flaques sombres ne nagent pas encore des débris de mots, des bouts de chapitres, des débuts de romans ?
Mais il commence à faire trop sombre dans cette rue d'automne, je n'y vois guère. Je devrais me secouer, faire deux trois pas jusqu’à ce café, là-bas, au coin pour y avaler un remontant et noter mes impressions au coin d'un bon feu...

Est il possible que je sois devenu une enveloppe vide, sans inspiration et sans souffle ?
Devrais-je admettre que, moi aussi, comme les humains, j'ai une fin ?
Vais-je expirer comme eux et leur pauvre Terre écrasée sous le bêton, gavée d'acides, asphyxiée de vapeurs atomiques ?
Qu'est-ce qu'il y a, après la vie ?
Une autre vie ? Un paradis ? Un enfer ? Ou le néant ?

Je me hâte, pousse la porte du petit café.
Il n’y a guère de monde.
Juste un client endormi près de la fenêtre et un autre, au comptoir, qui me regarde avec méfiance.
Le serveur a l’air fatigué. Il a un vague sourire à mon adresse.
Je commande un grog et vais m’asseoir près du poêle qui rougeoie.
J'ai un petit carnet sur moi, je le sors de ma poche.
La minuscule sphère de métal peut encore tourner lentement sur elle-même, si je la manoeuvre avec précaution...
Le meilleur remède pour lui n’est il pas d’essayer de le laisser glisser à son aise, sans le brusquer, sur le glacis blanc de la feuille ?

Moi qui croyais qu’il ne me restait que deux trois points de suspension à vivre... Je ne sais pas ce que j’écris mais qu’importe, puisque je reviens au monde, puisque c’est moi qui trace sur le papier ces arabesques inconnues, ces volutes torsadées de spirales et de colimaçons nés d’un idiome mystérieux.
Un jour peut-être je serai traduit dans votre langue sur un feuillet comme celui que vous tenez entre vos mains.
Vous me lirez alors et j'entrerai en vous. Pour toujours.

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