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Concours « Se faire un sang d'encre » (2014)

Pour cette troisième édition du concours de nouvelles de la Commission Jeunes Adultes de l’AFH, une petite vingtaine de contributions nous est parvenue. Avant toute autre chose, merci à tous les participants ! Le thème « Se faire un sang d’encre » pouvant être compris de différentes façons, il a donné lieu à des contributions de styles très divers, ce dont nous nous réjouissons ! Il fut très difficile au jury de départager un nombre très satisfaisant de nouvelles de bonne qualité.
Sans plus attendre, voici le podium :
1. « Ça va saigner ! », par Jean-Christophe Perriau
2. « Transmission », par Laurent Hellot
3. « Petits papiers », par Antoine Miller

Trois nouvelles très différentes, que vous pouvez lire ci-dessous. La nouvelle victorieuse sera également publiée dans la revue Hémophilie et maladie de Willebrand du mois de juin.

Ce que le jury a aimé dans ces trois nouvelles :

« Ça va saigner ! » nous a touchés par son ton juste, celui d’un enfant sur qui pèse l’inquiétude de sa mère, avec une description fidèle mais légère de la maladie de Willebrand accompagnée une chute pleine de malice !

« Transmission » est bien plus grave, et nous transporte dans un univers très différent, médiévalisant mais qui ne reflète pas (ni ne prétend refléter, nous a-t-il semblé) la réalité historique. Malgré quelques inexactitudes, c’est une fable poignante du sacrifice et des progrès laborieux des traitements de l’hémophilie, qui nous rappelle le chemin parcouru.

« Petits papiers » a séduit le jury par sa qualité d’écriture, qui sauve un traitement de la problématique du saignement un peu allusif. Le thème « Se faire un sang d’encre », dont on sent qu’il n’est pas qu’un prétexte à l’écriture, fait l’objet d’un traitement très poétique.

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Ça va saigner ! par Jean-Christophe Perriau

– Maman, s'il te plaît.
– Non, Jérémy, un point c'est tout.
– Mais Maman !
– Il n'y a pas de mais. C'est trop risqué.
– Je ferai attention, je te jure. Et puis Papa sera avec moi, il sait ce qu'il faut faire. Allez, Maman ! ma petite Maman chérie que j'aime !
– N'essaye même pas !
– Pour une fois que mes problèmes peuvent me servir à quelque chose !

Ma mère est une grande angoissée. Ce qu'on appelle une stressée de la vie. De ma vie, surtout ! Elle se fait un sang d'encre dès qu'il m'arrive le moindre pépin. Ou même dès qu'il risque de m'arriver le moindre pépin. Une goutte de ketchup sur ma main et la voilà prête à appeler un hélicoptère pour m'amener à l'hôpital !

Mon père, lui, c'est tout le contraire : un calme olympien, en permanence. Quelle que soit la situation. Excepté une fois où il m'a amené aux urgences de l'hôpital parce que mon nez saignait depuis des lustres et qu'il n'arrivait pas à arrêter le saignement. Quand le docteur a vu les ecchymoses sur mon corps, il a fait appeler la sécurité de l'hôpital pour arrêter mon père, persuadé que c'était lui qui m'avait causé tous ces bleus et mon saignement de nez. Mon père, violent... S'ils savaient !

À la décharge de ma mère, son fils adoré – moi, donc – souffre de ce qu'on appelle la maladie de von Willebrand de type 2B. Touché-coulé. Au début, quand on m'a parlé de von Willebrand, je croyais que c'était un compositeur, genre Ludwig von Beethoven, du coup je pensais que j'aurais un don pour la musique. En fait non. C'est nettement moins cool que ça. J'ai un problème qui fait que quand je me mets à saigner, ça ne s'arrête pas. A priori ce n'est pas comme l'hémophilie, il y a une histoire de facteur à laquelle je n'ai jamais rien compris.

Ce que j'ai compris, par contre, c'est que je suis atteint d'une maladie génétique. Et héréditaire. Sauf que ni mon père ni ma mère n'en souffrent. Je suis donc, d'après ce qu'a dit le docteur, le fruit d'une mutation génétique. J'avoue que je m'en serais bien passé. En fait, ce que j'ai étant habituellement transmis par hérédité, j'aurais dû passer à travers comme mon frère et mes deux soeurs. Mais il a fallu qu'un de mes gènes décide de se la jouer différent, et voilà le travail ! Le vilain petit canard ! L'intrus !

Pour lequel Maman se ronge les sangs. Bah, tant qu'elle ne ronge pas le mien... parce que je le perds à une vitesse ! Elle a même pris des cours pour faire les piqûres pour que je n'aie pas besoin de courir à l'hôpital en cas de problème. Une vraie pro, ma pauvre petite Maman. Elle s'inquiète tout le temps. Et en plus, elle s'en veut à mort. Même si le docteur a dit qu'elle n'y était pour rien et que cela ne m'empêcherait pas de vivre normalement, qu'il fallait juste que je fasse attention.

J'ai ça depuis que je suis né, mais on ne s'en est aperçu que quand j'ai perdu ma première dent. J'avais la bouche toute rouge, Maman croyait que je lui faisais une blague jusqu'à ce qu'elle se rende compte que ma gencive n'arrêtait pas de saigner. Pompiers, urgences, tout ça tout ça... Heureusement qu'un des docteurs avait déjà vu ça, il m'a tout de suite dit ce que j'avais. il a quand même voulu faire tout un tas de tests et d'examens super longs et il a eu la confirmation. Et ma mère la sanction : MW type 2B. C'est pour ça que j'avais tout un tas de bleus dès qu'on me touchait et que quand mon nez se mettait à saigner, ça pissait pendant des heure : parce qu'un truc dans mon sang ne fonctionne pas normalement et n'aide pas les plaquettes à se coller au trou qu'il y a dans mon vaisseau sanguin pour le reboucher. Alors ça coule.

Maintenant, je suis habitué. Quand mon nez joue les chutes du Niagara, j'ai la méthode : assis, bien droit, le nez pincé pendant quinz minutes, à refaire si ça ne marche pas du premier coup. Je ne te dis pas la touche que ça me donne quand je dois rester en classe comme ça pendant un quart d'heure ! Heureusement que les copains sont au courant, ils ne se moquent pas. Il y en a même qui s'inquiètent et j'avoue que des fois, avec les filles, j'en rajoute un peu. J'aime bien l'attention qu'elles me portent !

Pour le reste, il y a quand même pas mal d'inconvénients. J'ai dû passer des petites nuits à l'hôpital, de temps en temps, et à cause des carences, j'ai parfois des moments de grosse fatigue. Mais le plus ennuyant, c'est de ne pas pouvoir jouer à la bagarre avec les autres. Et puis j'ai tout un tas de sports que je ne peux pas faire, ou plutôt que ma mère m'empêche de faire : pas de rugby, pas de boxe, pas d'arts martiaux... Bon, pour le saut en parachute, je comprends, mais quand même, qu'elle ne veuille pas que je fasse du foot ou du basket ! Raquettes ou natation : tel était mon choix. Alors je fais du tennis. Quand je pense que ma stressée de génitrice voulait que je mette un casque à visière, comme au hocket, au cas où je prendrais une balle dans le nez ! Heureusement que mon prof de sport me laisse de temps en temps faire les trucs avec les autres. En faisant attention.

Bref. Ce n'est pas la plus terrible des maladies, et ça n'a pas d'impact sur mon espérance de vie, mais ce n'est pas toujours très facile. Surtout avec ma mère sur le dos. Il n'y a qu'un jour de l'année où mes ennuis m'arrangent : aujourd'hui ! Et ma mère est sur le point de gâcher mes plans.

– Maman, je t'en supplie ! Je peux gagner le concours avec ça !
– Mais tu te rends compte de ce que tu veux faire ?
– Papa, dis-lui, t'es ma dernière chance.
– Allez, ma chérie, laisse-le faire. C'est juste pour s'amuser. Il l'a bien mérité. Je serai avec lui, ne t'inquiète pas.
– Bon, d'accord. Mais tu fais bien attention, hein ?
– MERCI MAMAN !!!

Allez, c'est le moment d'enfiler mon costume de Dracula. Un petit coup dans le nez et Halloween me voilà !

Trick or treat !! Ça va saigner !!

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Transmission par Laurent Hellot

Le moine regardait la veine sur la tempe de l’enfant. Il la voyait palpiter, de plus en plus vite, à mesure que le silence s’éternisait. Il savait que ce battement conduisait le sang vers le cou du garçon, à toute vitesse. Il devinait le flot pourpre qui courait ensuite dans le thorax et rejoignait le cœur. Il imaginait le tourbillon formidable qui soudain galvanisait ce flux vital vers les poumons, qui le purifiaient, avant d’être expulsé à nouveau et d’irriguer ce corps, pour le gorger de vie.

Le moine scruta avec attention le visage du jeune garçon ; le rouge sur ses joues ; ses lèvres charnues. Il détailla sa silhouette, jeune et solide, de fils de ferme. Le petit portait bien ses treize ans et il ne semblait pas avoir pâti de la rude existence qu’il menait ; mais il avait peur, à cet instant et son souffle s’accélérait. Ses parents l’encadraient et eux aussi redoutaient les paroles qui seraient prononcées.

Le moine s’accroupit et saisit la main du garçon. Ce dernier sursauta au contact de la paume glacée du vieil homme. Il essaya, par réflexe, de se dégager mais la poigne, ferme malgré les ans, le retint. Le moine relâcha son étreinte et posa ses doigts au creux du poignet qu’il maintenait ; et il ferma les yeux, afin d’écouter. Un sourire triste apparut sur son visage, pendant que résonnait en lui la pulsation qu’il espérait : régulière, puissante et chargée d’énergie. Il avait appris à traduire ce qu’elle lui signifiait. Il connaissait le message d’un pouls trop rapide ou au contraire trop lent, ou même irrégulier ; il redoutait tout autant une chaleur vive ou un frisson ressenti. Il savait appréhender tout cela car sa mission en dépendait ; cette mission qu’il ne pouvait plus assurer et qui l’avait conduit dans cette cour de ferme.

Le moine libéra le bras de l’enfant et se redressa. Il passa une main sur son crâne tondu, révélant par ce geste son avant-bras. Il lut dans le regard de l’enfant que ce dernier avait vu les multiples stries qu’il arborait. Le garçon ne comprit pas tout de suite et prit d’abord ces marques pour une sorte de canon de cuir, dont la surface aurait été gravée ; quand il réalisa soudain, il émit un cri étouffé, abasourdi de contempler ces effarantes scarifications, sur la peau du vieil homme.

Le moine ne prêta aucune attention à ce gémissement. Il se tourna vers le père et dit : « Il vient avec moi ». Le père acquiesça, impuissant, tandis que la mère embrassait son fils, une dernière fois.

Le moine se dirigea vers le seuil de la porte, indifférents aux autres enfants qui s’égaillèrent à son approche. Il attendit que le garçon l’eut rejoint, tout tremblant, avec son maigre baluchon, puis ils prirent tous les deux la direction de l’abbaye.

Le garçon avait peine à suivre les pas du moine. L’homme progressait à grandes enjambées et ne paraissait plus disposé à s’intéresser à lui. Quand ils eurent franchi l’enceinte de l’abbaye, le garçon comprit qu’il devait renoncer à l’affection qu’il avait connue. Il perdit tout contact avec le moine qui l’avait guidé jusque-là et il se vit attribuer une cellule, près de l’austère abbatiale, parmi les postulants.

Dans les semaines qui suivirent, il se retrouva soumis à un ensemble de rites et de règles qui le dépassait. Il se sentait perdu et effrayé, dans un tel carcan. Il repensait à sa mère, et son père, qui le saluaient au loin, sans se résoudre à cet arrachement. Il ignorait que ses pauvres parents ne pouvaient rien, face à ce moine austère, qui se proclamait du divin. Prier un peu, s’inquiéter beaucoup et ressasser dans leurs cœurs le souvenir de leur enfant : voilà les seules rétributions qu’on leur autorisait. Il ne leur restait qu’à se ronger les sangs, à craindre le pire pour leur fils, sans jamais connaître le destin qui lui sera réservé.

Les mois s’enchaînaient sans trêve. Le garçon découvrait tout un univers de connaissances qu’il n’avait jamais soupçonné. Il fut ainsi initié au latin et au grec, lui qui ne savait même pas ce qu’était un livre. Il apprit les noms savants des plantes et ceux des minéraux. Il assista à des dissections, dont il ressortait vomissant. Il s’entraîna à manier une plume d’oie, sans gâcher l’encre ni endommager le papier. Il prenait part aux chœurs durant les offices et était de toutes les messes. Chaque soir, il s’effondrait sur sa paillasse, exténué.

Les années s’écoulaient, dans une routine systématisée. Qu’il en ait conscience ou non, le garçon progressait. Il avait à cœur de maîtriser ces codes et ces cérémonials, afin qu’un jour, il puisse s’en émanciper. Il avait compris que là était sa seule porte de sortie.

Dans des rares moments de liberté, il s’offrait le privilège de se rappeler sa vie d’avant, celle des champs et des bois, celle des cochons et des veaux, celle à laquelle il avait été arraché, sans préavis. Il n’arrivait plus à distinguer ce qui tenait du songe ou du regret. Son exil avait été si brutal et imprévisible. Il espérait pourtant qu’une explication viendrait ; non pas de ses condisciples, dont la plupart paraissait déjà cloîtrés dans cette existence balisée ; non, mais il avait remarqué que, ces derniers temps, le moine qui l’avait projeté dans ce lieu de pierres et de prières, ce moine restait souvent à l’observer, et à converser ensuite avec le Père Supérieur. Il était convaincu qu’il allait bientôt savoir pourquoi ce personnage énigmatique l’avait choisi, lui.

Ce jour-là, le garçon ne se joignit pas à la cohorte des novices, dans la grande bibliothèque. Le moine l’attendait à la sortie de sa cellule. A sa grande surprise, il vit un sourire fendre son visage. « Suis-moi », dit le moine. « Il est temps que tu prennes ta véritable place au sein de notre institution ».

Le garçon accompagna le moine. Ils traversèrent ensemble des salles obscures. Ils empruntèrent des escaliers inattendus. Ils parcoururent des couloirs désertés des vivants. Quand le moine cessa enfin d’avancer, une sombre porte de fer et de bois se dressait devant eux. Ils pénétrèrent dans une vaste salle, dominée par des voûtes et percée de nombreuses fenêtres. Des lits s’alignaient, dans toute sa longueur ; une partie était occupée : des enfants, quelques jeunes adultes et même un bébé. Le garçon leva des yeux interrogatifs vers le moine.

« Je te présente l’hospice », dit celui-ci. « Ce sera ta nouvelle affectation. »

Le garçon ne répondit pas. Il essayait en pure perte de maîtriser les tremblements de ses mains. Le moine feignit de ne pas le voir et il poursuivit : « De grandes familles de la région ont vu leurs descendants mâles mourir, sans que l’on ne puisse rien y faire. La cause en est toujours la même : ils se vident de leur sang, après une simple blessure ; on a même vu des cas où un choc, sans saignement, les tuaient. Cela fait de nombreuses années que nous essayons de comprendre, et surtout de combattre cette malédiction. Je dois être franc : ces hommes ne vivent jamais très vieux. Mais nous ne pouvons pas renoncer. A ce jour, nous réussissons parfois à faire cesser les hémorragies ; nous avons mis en culture des plantes spécifiques à cette fin. Tu en connais plusieurs : l’ortie, le plantain ou la prêle ; mais ce n’est jamais assez. Nous cherchons, encore et encore, afin que cesse cette fatalité. Et il y a une chose que nous avons remarquée : l’apport de sang peut parfois aider. Nous ne savons pas pourquoi ni comment cela fonctionne mais c’est une réalité. Malgré tout, seul le sang de certains est opérant ; le mien par exemple, ou celui de ton frère, qui a rejoint aussi une de nos congrégations ».

Le vieil homme cessa là son discours, étonné d’avoir tant parlé. Il observa le garçon, avec un mélange de douceur et de sollicitude.

– Tu sais maintenant quelle est la charge qui te revient, n’est-ce pas, mon garçon ?
– Oui, j’ai compris. Combien de temps cela va-t-il m’occuper ?
– Toute une vie, je le crains ; toute ta vie. Comme je l’ai fait, à ton âge. Je dois te laisser endosser cette responsabilité, à ton tour.
– Je l’assumerai, soyez sans crainte.

Un des moines s’approcha alors du garçon, un bol dans une main et une lame dans l’autre. Le garçon prit place sur un lit, sans attendre. Il prit une profonde inspiration, avant que ne soit initié le geste qu’il acceptait de subir. Il grimaça sous la douleur, quand la lame incisa son avant-bras. Il regarda ensuite le sang s’écouler de la plaie : rouge carmin. La couleur lui rappelait celle des encres des enluminures ; peut-être le vermillon, plus que le massicot. Il avait été bien formé. Le garçon releva la tête et observa les enfants dans la salle. Il poussa un soupir, presque malgré lui. Ce ne sera pas dans cette vie qu’il s’exercera à la calligraphie, songea-t-il ; mais si son sang permettait à d’autres d’écrire quelques pages de plus, de leurs existences, il n’y avait rien à regretter. Il s’autorisa enfin à sourire, tandis qu’on bandait sa blessure.

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Petits papiers par Antoine Miller

Un jour viendra, mon fils, tu iras avec moi à la ville. Tu travailleras pour la Compagnie, à mes côtés. Chaque matin, nous passerons ensemble le portique à l’entrée du gratte-ciel. Dans l’ascenseur, je poserai ma main sur ton épaule, et tu sentiras la main du père autant que celle du patron. A partir de ce jour-là, sois en sûr, tu seras dans mes petits papiers. Je serai fier de toi.

Nous habitons à la campagne, mais les chaussures cirées de mon père sont toujours immaculées. Lorsqu’il met son chapeau noir et quitte le perron, vingt-sept pas exactement le séparent de sa belle berline grise. Il pose sa mallette en cuir sur le fauteuil passager, nous fait un grand signe de la main, tourne la clé et réveille les cent quatre-vingt chevaux assoupis sous son capot. Puis sa grande main droite se pose derrière l’appui-tête du fauteuil passager, il tourne le buste vers l’arrière, le gravier crisse et la voiture recule dans l’allée qui mène à la route départementale. Ni Maman, ni moi, debout derrière la fenêtre de la cuisine, n’osons détourner le regard avant que la belle berline grise, si petite au loin, ne soit totalement engloutie dans l’épais nuage blanc. Lorsque le silence revient, j’embrasse Maman, saisis mon cartable, m’élance dans le couloir et cours à travers le bois sur le chemin de l’école. J’entends Maman qui me crie, comme tous les matins, qu’il est bien trop tôt pour partir. Elle me dira, ce soir, qu’elle s’est fait un sang d’encre : alors, comme tous les soirs, j’imaginerai une inquiétude bleu nuit, sombre et visqueuse, jaillir des veines contournées de son front soucieux, et gicler sur le gravier blanc, encore tiède après le passage des pneus de la belle berline grise. Mais comme tous les matins, au troisième lacet, après le passage du ruisseau, je quitte le chemin de l’école et coupe à travers les arbres jusqu’au grand chêne courbé. Je me glisse dans la plaie béante qui fend son tronc à sa base. Dans ma forteresse vide, j’ai tout juste la place pour me blottir. Je m’y réfugie chaque matin, et chaque soir après l’école. Parfois je m’y endors, et le sang d’encre de Maman devient rivière puis océan sur le gravier blanc refroidi. Mais au fil des mois, mon refuge est de plus en plus étroit. Je dois arrêter de grandir. Grandir, c’est quitter ma forteresse.

Dans le bois de mon vieux chêne, j’ai creusé une minuscule meurtrière avec mon opinel rouillé. J’y vois la ville, au loin, baignée dans un lourd nuage blanc. J’y vois une énorme pieuvre échouée qui fume de longs cigares dressés vers le ciel. Chaque matin, elle glisse dans la maison l’un de ses mille tentacules brumeux, tire mon père du lit, l’intoxique, et le dépose, chaque soir, vide, devant la porte de la maison, avec les yeux gris comme sa belle berline, de la poussière sur sa veste, et une odeur de cendres et de pétrole dans ses beaux cheveux blancs.

Un jour viendra, mon fils, tu iras avec moi à la ville. Il faudra se lever tôt, il te faudra du courage, mais le soir venu, tu rentreras à la maison, l’œil brillant et le torse gonflé de fierté. A partir de ce jour-là, sois en sûr, tu seras dans mes petits papiers.

Le directeur de l’école est venu dans la classe ce matin. Tout le monde s’est levé, et d’un signe il nous a fait nous rasseoir. Demain, des ouvriers de la ville travailleraient dans la forêt qui borde la cour de l’école. Le bruit de leurs tronçonneuses empêcherait le maître de dispenser ses cours, il n’y aurait donc exceptionnellement pas classe ce jour-là. Nous étions priés d’en informer nos parents et de rester chez nous. Alors que l’excitation rougissait tous les visages autour de moi, je devins blanc comme la brume qui aspirait mon père chaque matin. Ma forteresse était en danger.

Un jour viendra, mon fils, tu iras avec moi à la ville. Si tu veux entrer dans la Compagnie, il faut bien travailler à l’école. Pour porter une si belle cravate, il faut le mériter. Une fois embauché, sois en sûr, tu seras, tu le sais, dans mes petits papiers.

C’est pour aujourd’hui. Je ne suis pas à l’école. Le gravier blanc est maculé du sang d’encre de Maman. Je suis blotti dans le creux de mon vieux chêne, et j’attends. Avec le cirage noir des chaussures de mon père, j’ai tracé deux traits sombres sur mes joues de guerrier. Par la meurtrière, je vois la pieuvre assoupie qui ronfle après un bon festin. Aujourd’hui encore, elle a dévoré mon père, tout comme le père de mes camarades et tous les pères de nos pères. A l’aveugle, l’ennemi, bien qu’endormi, lance ses tentacules à l’assaut de la forêt. Son ronflement devient bientôt assourdissant, et je vois les arbres tomber un à un autour de moi, entre les dents des tronçonneuses. La sève coule à flots. La ville gagne du terrain. Au bout de ses longs tentacules de brume, je vois des griffes acérées tenues à bout de bras par des hommes sans visage. La sciure se mêle à la boue, l’odeur du bois humide est remplacée par ce même parfum de pétrole et de cendres que portent les cheveux blancs de mon père. Personne n’entend les arbres crier.

Soudain une vive douleur me traverse. Je grandis. Je me sens trop à l’étroit, je ne peux plus respirer, j’étouffe dans ma forteresse assiégée devenue trop étriquée. Est-ce donc nécessaire de tant souffrir pour grandir ? Ma douleur a l’odeur du bois brûlé et je sens la chaleur des lames d’acier trempé. Puis tout s’arrête brusquement. Je n’entends plus le bruissement des feuilles ni le bois qui craque. Je n’entends plus le ronflement de la ville. Je n’entends plus le temps qui coule. Mon sang a le goût de la sève. Tout autour de moi, il n’y a plus qu’un tas de sciure brune, toute imbibée de boue. Je suis l’arbre, je suis le tronc coupé, je suis les planches débitées, je suis les copeaux que l’on broie, et je suis la pâte à papier. Je me retrouve entre deux presses, je suis mis à sécher, puis je suis massicoté. Je suis nos livres et nos cahiers, je passe de mains en mains, le maître me distribue, et les plumes me couvrent de chiffres, de ratures et de dictées. Sur toutes les pages lues, sur toutes les pages blanches, pierre sang papier ou cendre, sans fautes d’orthographe, et d’une écriture lisible, s’il vous plaît. Puis je suis arraché, et brûlé dans la cheminée. Le silence se fait.

Les grandes mains de mon père me déposent au sommet de la plus haute colonne. Je suis bien, là-haut, dans ses petits papiers. Demain, il me glissera dans sa mallette en cuir et exactement vingt-sept pas plus loin, je serai sur le fauteuil passager de sa belle berline grise. La main droite sur l’appui-tête, le buste vers l’arrière, le gravier, tout y sera, comme autrefois, et les cent quatre-vingt chevaux nous guideront, sur la route départementale, à travers la brume, jusqu’à l’estomac de la pieuvre.

Aujourd’hui, mon fils, tu fais tes premiers pas dans la compagnie. Attrape ma main, c’est celle du père et du patron que je te tends. A partir de ce jour, tu es dans mes petits papiers. Je suis si fier de toi.

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